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« Un bug qui se répète et trouve son public devient une norme et cela signifie que l’artiste avait raison. »

Il aime manipuler des visuels connus de tous auxquels il intègre des éléments étrangers – le plus souvent issus de la culture populaire, quitte à en modifier radicalement le sens. Combo Culture Kidnapper est un street-artiste qui a fait du détournement sa marque de fabrique, pour donner à voir, à réagir et à penser autre chose que ce que le logiciel dominant nous offre. Il propose une lecture subversive et engagée du monde actuel. Du coup, Bug Me Tender a eu envie de savoir si pour lui, les artistes étaient par définition des buggers.

Combo, attaquons d’emblée par la question fondatrice : est-ce qu’un artiste ou un créatif est par définition un bugger ?


Un bon créatif va chercher le contraste. C’est là où l’on trouve des bonnes idées. Mais ce n’est pas un processus naturel. Tu peux créer du bug mais à condition de le vouloir et d’explorer le contre-courant. Ce n’est pas quelque chose qui tombe du ciel ou qui serait de l’ordre de l’intuition créatrice fulgurante. C’est un travail de recherche laborieux. Lorsque je commence à travailler sur un nouveau projet, j’écris mes idées et j’en sors beaucoup. Les premières sont souvent faciles et mauvaises mais au fil d’associations, par contrastes, la démarche s’affine et la dissonance s’impose alors comme une évidence.
Il faut se mettre psychologiquement en défaut. Ça demande du dépassement de soi et c’est un exercice quotidien. L’intuition fulgurante de l’artiste est un mythe, c’est du pur symbolisme romantique. Picasso démarrait ses journées par cinq heures de dessin.

Avez-vous un exemple d’une de vos œuvres qui illustre ce travail que représente la mise au point d’un bug créatif ?


« La Vénus de Clichy », une fresque de 17 mètres peinte sur la façade du ministère de la Culture, est un bon exemple de ce processus mental et artistique. Alors qu’au départ, je souhaitais plus ou moins faire la même chose que Manet avec son œuvre « L’Olympia », je me suis dit qu’il pouvait être plus intéressant de voiler cette femme allongée sur un lit. Dans le contexte post-attentat de Charlie Hebdo, détourner cette image, était une manière d’interroger les idées reçues, le vivre-ensemble et les débats sur la laïcité.

Vous détournez les images et leur sens pour provoquer une réaction et interroger nos préjugés ou opinions sur des sujets contemporains tels que l’islam, la religion, la politique, l’homosexualité…
De ce point de vue, peut-on dire que vos œuvres street-art produisent du bug et de la dissonance dans l’espace public ?


Oui et non. C’est davantage une intuition qu’une intention car on ne peut jamais totalement saisir la raison d’un acte de création, qui reste un mystère. Je ne cherche pas un résultat ou une réaction typique chez les gens, ni leur acquiescement, ni leur rejet, et ce d’autant plus qu’aucun d’entre nous n’a le même bagage culturel et donc les mêmes réactions.

 

Quand je peins Tintin et Haddock en train de s’embrasser, je ne cherche pas à créer un impact ou à faire réfléchir sur l’homosexualité. C’est pour moi juste un point de vue réaliste et non la défense d’une cause sociétale : quand je pense à ces deux personnages, je pense simplement à deux hommes seuls qui vivent dans un château avec un chien. Je pense qu’ils sont homosexuels et c’est ce que je dis, ni plus, ni moins. Après effectivement, je choisis des sujets qui me tiennent à cœur et qui sont dans l’air du temps mais c’est juste mon quotidien, ce que je vis. Je préfère dire que je fais de l’art historique plutôt que de l’art engagé.

« Le simple fait de prendre la parole est un acte de pouvoir. Le faire dans la rue devient dès lors plus transgressif. »

Autrement dit, vous produisez du bug sociétal malgré vous ?


Oui, on peut dire cela. Je ne cherche pas un résultat mais raconte juste ce qui me paraît être pour moi une vérité. Il ne faut pas confondre la compréhension d’une démarche artistique et son acceptation. Est-ce que moi j’accepte que cette personne accroche cet objet pour en faire de l’art ou est-ce que j’estime que c’est du foutage de gueule ? C’est un vrai bug cognitif et même au-delà, un bug social. Est-ce que j’accepte cette forme culturelle parce que j’en comprends la démarche ou est-ce que je fais partie de ceux qui réfutent que cette œuvre est de la culture ?

Certes mais en même temps, dans le street-art on retrouve à la fois du détournement de l’espace public - que cela soit du mobilier, des façades d’immeuble ou autre matériel urbain ; et du détournement de codes culturels en puisant dans une imagerie populaire peu consacrée par la culture classique et muséale.
Cet acte permanent de détournement et de brouillage ne fait-il pas des artistes de rue des buggers par excellence ?


Les artistes de rue apparaissent plus subversifs parce qu’ils prennent la parole dans l’espace public, et ce souvent sans autorisation. Le simple fait de prendre la parole est un acte de pouvoir. Le faire dans la rue devient dès lors plus transgressif. Quant à m’appuyer sur la culture populaire, je la considère comme une clé de lecture, une porte ouverte à la discussion. L’utilisation de codes perçus de tous, facilement reconnaissables comme ceux de la bande-dessinée par exemple, provoque une compréhension immédiate, sans pour autant préjuger des interprétations qu’ils vont générer.

Un artiste peut-il bugger toute sa vie, au risque de faire de son bug initial une norme du logiciel culturel dominant ?


Un bug qui se répète et trouve son public devient une norme et cela signifie que l’artiste avait raison ! La campagne d’affiches « Coexist » que j’ai réalisée et qui joue de manière multiple et répétée sur les symboles des trois religions monothéistes s’est retrouvée dans des musées, des médias, des manuels d’éducation civique. Ce moment-là, qui est un acte de prise de parole artistique, devient tout à coup un acte d’éducation et de pédagogie. Si ce dessin « Coexist », vu comme une faille ou un bug [l’artiste a notamment été agressé par un groupe d’individus en 2015 alors qu’il achevait une importante fresque sur ce sujet, NDLR], s’affirme peu à peu comme une norme, c’est que j’ai réussi à diffuser au plus grand nombre un message dissonant dans un contexte marqué par la montée des extrémismes religieux : un désir de paix.

« Les artistes devraient adopter la même démarche que Google. »

Comment fait-on pour garder ce pas-de-côté et rester à contre-courant quand son travail d’artiste est consacré par les institutions et le public et qu’il devient une norme ?


C’est un choix. On choisit ou pas de se remettre en question et de prendre un risque. Malheureusement, beaucoup d’artistes aujourd’hui se contentent de reproduire ce qui a marché une fois et d’en faire une série sur dix ou vingt ans. Cela est plus simple et facile. Passés les 35 ans, les artistes n’ont qu’une envie, c’est de vivre bien. La figure de l’artiste maudit caché dans sa grotte est un mythe. Les artistes qui s’en réclament sont des menteurs et des hypocrites. Personne n’a envie d’être pauvre et non reconnu. Tous nous cherchons la gratitude et la plus large diffusion de notre message.

 

Un autre élément, économique et lié au marché de l’art, explique aussi cette faible prise de risque des artistes dans le temps : un artiste est considéré par rapport à son prix de vente, pas son talent intrinsèque. Le marché de l’art ne pousse pas à la prise de risque contrairement au marché informatique, par exemple. Autrement dit, quand tu es un artiste, est-ce que tu crées un logiciel ou est-ce que tu inventes Google ? Autrement dit, est-ce que tu crées quelque chose de nouveau, que tu diffuses et vends au plus grand nombre ? Ou est-ce que tu prends le risque tous les six mois de te remettre en défaut, de créer des ruptures dans tes process ? C’est ce que fait une entreprise comme Google. Les artistes devraient adopter la même démarche.

Combo, terminons par les deux questions qui concluent toujours les entretiens de Bug Me Tender : quelle est tout d’abord votre définition personnelle du bug ?


C’est un élément qui vient perturber le système. Le bug, c’est le système qui crache un peu. Et c’est au quotidien que cela se produit : on ne peut pas prévoir ce qui va se passer et notre vie n’est faite que de bugs, d’éléments non prévus et dissonants.

Ensuite, dans votre domaine quel est le plus grand bug ?


Le plus grand bug pour moi serait que le ministère de la Culture disparaisse. Nous n’avons pas un ministère des arts plastiques, des arts de la rue ou bien encore du théâtre mais un ministère de la Culture qui est très large, trop large. Est-ce que les colonnes de Buren sont plus de la culture que de financer une activité culturelle telle qu’un week-end de pom-pom girl de petites filles ? Qu’est ce qui est plus culturel que l’autre ? En allouant des fonds, le ministère de la Culture se fait l’arbitre de cette définition. C’est un choix politique trop absolu et presque fascisant d’une certaine manière. En supprimant le ministère de la Culture, on arrêterait de nous imposer ce choix-là. Je pense que cela serait intéressant.

 

L’autre bug auquel je rêve serait que les artistes de ma génération arrivent à vivre sans les galeries. Aujourd’hui, pour vivre de notre travail, nous sommes obligés de plaire aux galeristes : c’est une chape de plomb mercantile même si cela nous permet de gagner de l’argent et de travailler ensuite à d’autres projets et d’aller dans la rue.

« Tu peux créer du bug mais à condition de le vouloir et d’explorer le contre-courant. »
« Le bug, c’est le système qui crache un peu. »