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« La transgression est nécessaire mais en faire une religion serait un bug. »

Avec sa langue écrite très orale Johann Zarca est un jeune romancier qui a su faire fi des conventions, du bien-parler et des codes d’écriture classiques. Lauréat du Prix de Flore 2017 ce romancier et co-fondateur des éditions de la Goutte d’or aime s’aventurer sur des terrains de jeux littéraires anticonformistes.
Bug Me Tender a donc voulu répondre avec lui à une question artistique et créative essentielle : l’anticonformisme est-il un dérapage ou au contraire un bug salvateur ?

Une société se définit en grande partie par ses normes et par ses règles qui permettent à la majorité de ses membres de vivre ensemble. L’anticonformisme se définit lui comme une manière d’être en marge, hors-cadre par rapport au modèle de référence dominant. Est-il donc toujours un dérapage, une déviance voire un bug sociétal ?


C’est un peu tout cela à la fois. Un dérapage oui, c’est certain. Aller dans une voie complètement à l’ouest qui ne revient jamais vers le centre, c’est un écart dans un parcours.

Et pourquoi faudrait-il revenir sur le parcours ?


Ce n’est pas obligatoire, mais ça permet de rester en phase avec la réalité. Après, vous allez me demander, pourquoi rester en phase avec la réalité… Je ne sais pas. Si on prend un autre chemin, on va quand même rester dans une norme certes alternative, mais une norme quand même. Donc je le vois plutôt comme une transgression.

Cette transgression n’est-elle pas un bug salvateur nécessaire à la fluidité et à la créativité humaine, ce petit supplément d’âme de notre société ?


Je ne sais pas si c’est salvateur. Je pense que c’est nécessaire mais il ne faut pas en faire non plus une religion. Cette transgression permet de modifier un peu les normes mais je ne sais pas si on fait avancer les choses en sortant complètement de la trajectoire sans jamais y revenir.

« Virginie Despentes et Michel Houellebecq sont de vrais anticonformistes. »

Dans votre travail d’écrivain, ce sont des questions que vous vous posez ?


Je ne me les pose pas forcément mais je constate que si je dévie un peu de la route, je reste quand même dans les clous en respectant le cadre classique du roman. Il y a un début, un milieu et une fin. Potentiellement, je vais un peu casser à la fois la morale et le vocabulaire en mettant de l’argot. J’aime bien partir d’un socle naturellement défini par la société et de là simplement dévisser un petit boulon sans m’affranchir de mes contemporains.

Peut-on donc dire que l’anticonformisme est un bug qui fait bouger les lignes en adoptant le hors-cadre ?


L’anticonformisme c’est important, mais encore faut-il qu’il y ait des lecteurs, des receveurs qui puissent voir ces lignes bouger. Dévisser un boulon sans avoir son socle de lecteurs n’a rien de salvateur. C’est juste un petit plaisir égoïste personnel.

Si l’anticonformisme est un bug, quels sont les plus grands buggers de la littérature ?


Il y en a beaucoup… Ce sont tous ceux qui ont du style, tous ceux qui ne sont pas dans l’aspect commercial. Quand un produit littéraire soi-disant anticonformiste est ultra commercialisé et marketé comme tel, avec des pubs partout dans le métro, des couvertures bien lisses, cela me paraît peu probable que cette œuvre soit vraiment anticonformiste. Des auteurs comme Virginie Despentes et Michel Houellebecq sont pour moi anticonformistes. Ils ont un style bien à eux, une individualité, une patte. Ils dévient de la trajectoire, mais seulement un peu.

« Si l’anticonformisme est le conformisme à l’envers, on est déjà dans une position idéologique. »

Si l’anticonformisme peut être un résistant à la norme dominante, que se passe-t-il quand celui-ci devient une posture sociétale partagée par tous, une nouvelle manière d’être un mouton ?


Vous avez répondu à la question en la posant, dans ce cas-là il n’y a pas d’anticonformisme. Si l’anticonformisme est le conformisme à l’envers, c’est à dire se positionner contre quelque chose, on est déjà dans une position idéologique, donc dans une réflexion personnelle. Si le socle d’une société est la certitude de l’existence d’une base commune, une recherche d’originalité par la masse créé du conformisme par l’anticonformisme.

Dans la littérature moderne ou ancienne, quel rôle joue ce bug de l’anticonformisme qu’il soit rebelle ou mouton ?


L’art en général est quand même le reflet d’une époque. Dès lors que l’on va lire un livre, on va rentrer dans l’esprit de l’auteur, dans son individualité. Or chaque individualité donne lieu à une singularité. L’anticonformisme est forcément un peu partout puisqu’il y a des individualités. Tous les auteurs peuvent donner une certaine vision capable de modifier un peu l’état d’esprit des lecteurs.

L’anticonformisme produit-il le même bug qu’il soit à Paris ou ailleurs en France ?


C’est quand même plus simple à Paris et dans toutes les autres grandes villes de mettre en avant sa liberté individuelle. Paris est une bonne planque pour revendiquer son anticonformisme.

Dans la littérature les anticonformistes sont souvent ceux qui ont imposé des codes devenus des normes par la suite, comme par exemple Céline avec son vocabulaire, sa grammaire, sa syntaxe. Vous-même, vous utilisez un langage qui est très non-conforme, pourquoi ?


Pour rebondir sur votre affirmation, il y a aussi le contre-exemple de Proust qui au contraire a imposé ce qu’il y a de plus littéraire, de plus parfait et de plus pur. Donc le classique conformiste peut aussi poser son empreinte et imposer ses normes. Moi, mon langage me vient naturellement, il m’amuse. Mon écriture s’est toujours construite sur une recherche de provocation, dans le but premier de créer une réaction avec mes lecteurs.

« Vous avez des exemples précis en tête de vieux livres dits anticonformistes qui sont restés de mode et dont le thème est encore d’actualité ? »

Vous avez des exemples précis en tête de vieux livres dits anticonformistes qui sont restés de mode et dont le thème est encore d’actualité ?


Oui je pense à un livre de Peter Singer qui s’appelle « Théorie du tube de dentifrice ». Il est paru il y a plus de 30 ans mais ses thèses sont plus que jamais modernes. Il repense l’activisme sans tomber dans le militantisme organisé. Il pense de manière philosophique comment une personne peut changer le monde en solitaire, avec des exemples précis.

Mais faut-il être anticonformiste pour créer quelque chose de neuf ?


Peut-être que pour faire évoluer le schmilblick il faut transgresser les normes oui. Sinon on reste sur le même terrain en permanence.

Avez-vous été surpris d’être auréolé du Prix de Flore, en 2017 ?


Non pas vraiment parce que regardez qui a reçu ce prix. Il y a eu Despentes, Houellebecq ou Dustan, qui est vraiment « hardcore ». Je n’étais pas vraiment le plus trash du Flore. En fait ce prix aime bien la jeunesse et l’impertinence, c’est son positionnement. Il y a une place pour des auteurs à la plume un peu radicale.

Johann, terminons par les deux questions qui concluent toujours les entretiens de Bug Me Tender : quelle est tout d’abord votre définition personnelle du bug ?


Pour moi c’est une couille dans le potage, quelque chose qui intervient pour ralentir ou dévier une trajectoire. Quand je pense bug je pense d’abord bug informatique et ensuite à la personne qui ne dit rien, qui a bugué.

Et dans votre domaine, quel est le plus grand bug ?


Celui de Romain Gary alias Emile Ajar. Le mec te prouve qu’il peut choper le Goncourt même en changeant son nom, c’est une performance littéraire énorme.

« Dévisser un boulon sans avoir son socle de lecteurs n’a rien de salvateur. C’est juste un petit plaisir égoïste personnel. »
« Je ne sais pas si on fait avancer les choses en sortant complètement de la trajectoire sans jamais y revenir. »