« L’effondrement, un bug de civilisation de nature anthropologique. »
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Spécialiste des risques systémiques des stratégies des résiliences et du storytelling comme outil de transformation : avec ce CV, Arthur Keller, conférencier, formateur et auteur possède forcément des réponses à une question qui turlupine Bug Me Tender : l’effondrement sera-t-il le dernier bug ?
Depuis 2007 et l’apparition du livre de l’universitaire Jared Diamond « Collapse », l’effondrement de notre société constitue une perspective crédible et angoissante. Il est au cœur des débats autour des nouveaux modèles de résilience que l’Homme doit construire en réponse à un bug de civilisation dont il est le premier responsable. Mais de quel bug parle-t-on exactement ?
On peut peut-être commencer par des définitions, dont celle d’Yves Cochet selon qui l’effondrement est un processus à l’issu duquel les besoins élémentaires ne seront plus assurés par des services encadrés par la loi. Vincent Mignerot a une autre définition personnelle, également très bonne. Selon lui, pendant ou à l’issue de l’effondrement, les lois naturelles reprendront le dessus sur les lois humaines et l’Homme sera donc soumis aux lois de la sélection naturelle. C’est-à-dire la compétition pour l’accès aux ressources essentiellement.
Ma définition personnelle de l’effondrement est, elle assez générale : c’est un processus au cours duquel on passe de l’hétéronomie à l’autonomie. Si on ne l’anticipe pas parce qu’on se croit invincible, cette transition sera forcée et chaotique. L’effondrement ce n’est pas un événement futur auquel on pourrait attribuer une probabilité et un coût. C’est un processus complexe, protéiforme, donc pluriel, qui a déjà commencé. Pour le Stockholm Resilience Center, l’Humanité est en train de dépasser un certain nombre de limites critiques au-delà desquelles la stabilité du système socio-écologique est remise en question. Aujourd’hui sur 9 limites théoriques identifiées, 4 ont déjà été dépassées. Aux Etats-Unis, le Global Footprint Network compare l’empreinte écologique de l’Homme à la bio-capacité, c’est-à-dire la capacité de la terre à absorber les déchets et produire les ressources. Et clairement aujourd’hui, une seule planète ne suffit plus, donc ce n’est pas un discours d’hurluberlu que de présenter les limites auxquelles nous serions confrontées. La disparition massive des autres êtres vivants sur terre, dont les espèces animales, est une véritable tragédie et prouve que ce qui intéresse la plupart des Hommes, ce sont les Hommes.
L’effondrement constitue un bug de civilisation, celle de la civilisation thermo-industrielle transformant de façon irréversible la nature en déchets. On prend des ressources en amont, on les transforme en biens et services, et en aval on rejette des déchets et des pollutions. On n’arrivera pas à s’attaquer à ce problème majeur, responsable du dérèglement climatique, en continuant de produire de la croissance à tout prix. Même si notre civilisation parvient à se décarboner, elle n’évitera pas une énorme descente énergétique et matérielle dans une prochaine décennie. Nécessairement l’empreinte écologique repassera sous la bio-capacité de la planète donc soit nous le faisons de manière intelligente, humble et lucide, soit on ne se prépare pas et la nature nous l’imposera. On avait jusqu’aux années 70 pour véritablement agir, on ne l’a pas fait. Maintenant il s’agit de fabriquer autre chose.
L’Homme n’a donc plus le luxe de bugger dans sa réponse collective au défi de l’effondrement ?
Aujourd’hui le problème est qu’il n’y a pas d’Homme comme entité capable de prendre une décision collective cohérente parce qu’il n’y a pas de conscience collective. Donc il y aura des réponses collectives mais pas à l’échelle planétaire. Elles seront territoriales. Est-ce que l’Homme a encore le luxe de bugger ? Ce n’est pas à lui de décider, c’est bien cela la problématique.
Le développement durable tel qu’il a été pensé dès le rapport Brundtland en 1987 inclut l’impératif de croissance. Or quand on croît économiquement, on croît énergétiquement et on croît en matériaux. Une étude parue fin avril démontre clairement qu’il ne peut y avoir de découplage partiel ou total entre l’usage de ressources et les émissions de gaz à effet de serre d’un côté, et la croissance économique de l’autre. Les données sont extrêmement claires, ça n’est pas possible. En 2019, on utilise de plus en plus de matériaux pour produire un dollar de PIB au niveau mondial. Il n’y a pas de découplage, c’est une illusion et c’est bien cela le bug. Or c’est la prémisse de toutes les politiques publiques en la matière. Dans le texte de la Convention des Nations Unis sur le Changement Climatique qui encadre toutes les COP, il est mentionné « l’impératif de croissance » parce qu’elle la considère nécessaire pour investir dans les innovations technologiques, législatives ou normatives. Mais ce postulat ne se base sur rien.
Donc ce grand mensonge que serait notre incapacité à changer de paradigme n’est-il pas la résultante d’une incapacité globale de vouloir penser notre rapport au vivant et à la nature, la manière dont on interagit avec eux au quotidien ?
C’est mon point de vue. Je pense qu’un des plus gros bugs à venir sera de nature anthropologique. Notre vision de notre place dans la nature est totalement fausse car très cartésienne. Dans la logique de Descartes, l’Homme est possesseur d’une nature qui n’est là que pour le servir. C’est une vision idéologique très forte mais les lois de la nature se moquent bien de nos idéologies. Il y a plusieurs grandes disruptions qu’il faudrait opérer dans nos sociétés dont en premier lieu se remettre au sein de la nature, là où l’Homme a toujours été, quand bien même nous vivons dans des décors urbains qui nous la masquent en permanence. Nous ne sommes pas hors de la nature, nous n’avons pas à dominer la nature, nous ne sommes pas au-dessus de la nature, nous n’avons pas un destin particulier dans la nature.
Si on remonte aux textes bibliques, que certains utilisent pour dire que la nature est au service de l’Homme, ils parlent de « dominus » de la nature, et « dominus » n’est pas le maître, mais le maître de maison. C’est le bon gestionnaire, le roi qui doit prendre soin du jardin d’Eden. L’Homme doit être remis à sa place dans la nature qu’il le veuille ou non. Cette disruption relève de la blessure narcissique.
La seconde blessure narcissique, c’est que tout n’est pas question de volonté, de génie humain, de talent, d’intelligence. L’Homme nourrit une obsession avec sa supériorité. Son génie a été aussi utile que dangereux et pernicieux. Qu’on s’entende bien, ce qui est problématique ce n’est pas que l’Homme s’intéresse à l’Homme, mais qu’il s’y intéresse exclusivement. Il est temps d’avoir un peu de respect pour le reste de ce qui vit sur terre.
Mais finalement ce bug de l’effondrement est-il encore anticipable ?
Quand on regarde les travaux du Global Footprint Network, on remarque que les deux courbes, celle de l’empreinte écologique et celle de la bio-capacité se sont croisées au début des années 70. Même si on peut douter des calculs de ces courbes et quand bien même elles se seraient trompées un petit peu, que ce n’est peut-être pas 1971 mais 1986, on voit bien très clairement qu’aujourd’hui tous les voyants sont au rouge. Je ne citerai que le permafrost, l’acidification des océans, la multiplication par 4 depuis 1950 des zones mortes dans les océans. Nous avons dépassé les limites de cette planète or nous n’avons pas d’autre planète.
Justement, face au bug de l’effondrement et la capacité de l’Homme à réinventer une société qui assure la pérennité de son développement sur terre, deux camps s’opposent : les optimistes, convaincus de notre capacité quasi biologique d’adaptation ; et les pessimistes pour qui c’est déjà trop tard et notre civilisation va dans le mur. Si on se place entre les deux, ce qui est annoncé comme le dernier bug destructeur peut-il en fait être le premier fondateur ?
J’aime bien l’idée d’un bug qui serait un commencement. Ceux qui assurent que nous allons nous en sortir en pensant pouvoir préserver le système, assument des approches solutionnistes, souvent technologiques, qui font totalement abstraction des causes primaires. C’est à cause de ce biais, qui est un bug, que ce camp-là va traiter les symptômes comme s’ils étaient primaires, et donc s’attaquer au dérèglement climatique comme s’il était un problème primaire. Pourtant ce n’est qu’une conséquence du problème de civilisation auquel nous sommes confrontés.
Ceux qui misent sur l’innovation et assurent que l’Homme s’en est toujours sorti sont en réalité les plus simplistes et les plus candides. Ils n’ont pas conscience ni des ordres de grandeur ni des dynamiques, ni du timing de la nature profondément systémique du problème. C’est parce qu’ils passent à côté de la caractérisation réelle de la problématique qu’ils passent à côté des solutions. Ils ne comprennent pas que leurs solutions sont inadaptées. Il y a un dicton que j’adore et qui dit « si votre seul outil est un marteau tout problème ressemble à un clou ». Il faudrait changer les outils pour qu’ils répondent à la problématique, mais on ne le fait pas parce qu’on se croit invincible. Ces « optimistes » soi-disant orientés vers le futur puisqu’ils se projettent dans des univers technologiquement avancés, sont en réalité les plus archaïques. Leurs conceptions du futur sont totalement obsolètes. Malheureusement ce sont eux qui font le plus rêver nos élites, que ce soit les élites politiques ou économiques. Et elles investissent énormément de ressources et d’argent dans des pistes technologiques innovantes.
Pour en revenir à la question, dernier bug destructeur ou premier bug fondateur, je crois encore dans la capacité de l’Homme à inventer quelque chose de nouveau. C’est tout à fait possible et c’est profondément stimulant. C’est un projet de civilisation. Cela peut faire peur mais je crois que ça peut nous motiver, nous les citoyens, parce que tout part de nous. Les solutions ne viendront pas de ces élites aveuglées techno-candides, et pas non plus des politiciens. La réalité est que cette réinvention doit partir des territoires, des bassins de vie, de certaines communes. C’est là que se construit l’histoire de demain, le seul chemin véritable du bien-être collectif, de la dignité par l’élimination de l’hétéronomie pour devenir plus autonomes collectivement.
Arthur, terminons par le passage obligé de toute interview Bug Me Tender : l’épilogue imposé. Première question, quelle est votre définition personnelle du bug ?
Je vais rester dans une acception informatique : c’est un vice de conception qui génère des dysfonctionnements.
Secundo, dans votre domaine quel est le plus grand bug ?
L’absence de pensée système, c’est un bug terrible car il nous rend inapte à poser les bons diagnostics et donc à identifier le bon espace de solution. Plus encore que cela, c’est le triomphalisme simpliste qui s’exprime dans cette foi aveugle que les gens entretiennent dans le génie humain. Cette foi nous rend inaptes à l’humilité et à la lucidité.