« En tant qu’industrie, la communication contribue à l’épuisement des ressources mentales, physiques, énergétiques. C’est un bug. »
Experte en stratégie de marque et entrepreneur, Hélène Sagné est une pionnière presque malgré elle. Fondatrice il y a 15 ans de l’agence de communication BUG, installée à Londres et Paris, elle est bien placée pour savoir que « bugger » peut s’avérer parfois salvateur. Comme par exemple lorsqu’il s’agit pour son métier de se réinventer avec frugalité pour répondre au défi environnemental de notre civilisation. La com’ doit-elle devenir décroissante ? Une question existentielle sur laquelle devait s’attarder Bug Me Tender.
Hélène, en se laissant griser par l’efficacité des médias digitaux la communication a in fine dévié de son rôle traditionnel. En s’aventurant sur un terrain glissant et pernicieux, la communication a-t-elle « buggé » ?
La communication telle qu’on nous l’a apprise à l’école, c’est un émetteur, un récepteur et un message. Un message qui consiste à donner de l’information, mais aussi à infléchir les perceptions que nous pouvons avoir d’une marque ou d’un produit. Ce qui est intéressant, c’est que le développement des médias digitaux a poussé à la diffusion agile, rapide et en temps réel des messages. Aujourd’hui, l’injonction voire l’exigence de production de contenus destinés aux médias digitaux n’a jamais été aussi élevée. Les médias digitaux sont devenus des ogres qui incitent les marques et leurs prestataires à multiplier la production de contenus juste pour le principe d’exister.
Il y a là une dérive dangereuse : toutes les marques sont en train de diffuser des vidéos, motion, images à qui mieux-mieux pour des prises de parole qui sur les réseaux sociaux vont durer quelques heures en moyenne. La gratuité – partielle – de la communication (« unpaid ») n’incite pas à s’interroger sur l’efficience de ces prises de parole et laisse à penser qu’elles sont inoffensives…
À vous entendre, la communication a glissé un peu malencontreusement dans un puits sans fond…
Il y a en effet une course en avant où pour jouer le jeu du temps réel ou démultiplier les points de contact et les sujets de conversation, la communication devient elle-même productrice d’objets qui sont une forme de pollution. Non seulement la communication est née avec l’essor du système de consommation actuel et fait par essence le lit du marketing (mais pas que !), mais en tant qu’industrie elle contribue à l’épuisement des ressources (mentales, physiques, énergétiques). C’est ça le bug de la communication !
Les médias ont pris le pouvoir dans le sens où on est moins interpellés par la pertinence du message ou la légitimité de l’émetteur que par la visibilité tout court. Pour émerger, et parce que c’est plus facile qu’avant, les marques jouent le jeu en cherchant à toucher le maximum de cibles possibles. Et donc on s’enferme dans une mécanique inflationniste.
Est-ce que ce ne serait pas le moment pour la communication de « bugger » positivement pour commencer à communiquer différemment ?
Oui. Vous savez, les entreprises ont démarré sur les initiatives RSE il y a plusieurs années déjà… Et avec la loi PACTE, les entreprises qui le veulent peuvent réintégrer la préservation des ressources très en amont dans la définition de leur raison d’être et de leur business model.
Si la communication inclut classiquement la RSE dans ses prises de parole, on se pose finalement assez peu la question de savoir si, en tant que telle, la communication est aujourd’hui une industrie durable… ou si elle a développé des pratiques qui ne le sont pas ou plus. La communication a développé un cancer, pour prendre un mot imagé qui est utilisé pour parler de la Société, mais qui peut très bien s’appliquer à la communication. Comment peut-on sortir de cela ? Certains acteurs ne vont rien changer à leur comportement et rester dans ce système schizophrène. D’autres vont évoluer.
En tant qu’agence de communication ou société de conseil, on ne peut pas passer nos journées à écouter, accompagner ou donner des recommandations à nos clients sur des sujets aussi sensibles que la responsabilité, l’éthique ou encore la transparence, et ne pas se les appliquer à nous-mêmes. Si on croit, si on adhère à ces sujets et que l’on met son énergie à en parler, ne faut-il pas aller plus loin et voir comment la communication peut en elle-même les porter ? On est amenés à se poser la question de notre métier, et c’est sain de se la poser.
Le modèle actuel interroge donc fondamentalement. Qu’est-ce que cela veut dire pour vous, agences de communication ?
Cela ne veut pas dire arrêter de communiquer mais simplement faire différemment. Je vais prendre un exemple : il y a des millions de sites obsolètes toujours existants sur Internet, requêtant des serveurs toute la journée, alors qu’ils sont liés à des campagnes vieilles de plusieurs années, qu’ils étaient destinés à être éphémères, ou que ce sont des blogs qui ont été délaissés et qui n’ont pas été fermés etc… Il existe un monde invisible de pollution numérique inutile.
En tant qu’agence de communication, nous devons nous attacher au cycle de vie du produit de communication et ne pas oublier de le fermer ou de le recycler quand il est obsolète. Pour l’un de nos clients, nous avons récemment réalisé un site sur la promotion des métiers agricoles. Cette action de communication était déterminée dans le temps, accompagnée d’une campagne digitale et média. Au terme de sa durée de vie programmée, nous sommes revenus voir le client en lui proposant de recycler cette plateforme pour en faire un site de recrutement. C’est une façon de remettre au cœur du débat ce qui est juste, au sens utile et pertinent. Il y a des façons très simples de réduire l’empreinte carbone de la communication.
Si on vous comprend bien, quand une agence de communication se pose aujourd’hui la question de l’utilité, de l’obligation et du format du message, forcément elle « bugge » ?
Il y a des actions à mener a posteriori, donc, mais aussi a priori, en amont. Comment ? Déjà en se posant en effet la question de « est-ce vraiment utile, suis-je obligé(e) de communiquer sur ce sujet-là, dans ce format-là ? ». Récemment je lisais un article sur une agence dont le concept est de mettre les entreprises en jachère de temps en temps… c’est intéressant ! L’autre question à se poser est celle de la réutilisation : « suis-je obligé(e) de continuer à produire du nouveau contenu ? Peut-on réutiliser sous une forme différente ce qui a déjà été fait ? ».
La nouvelle com’ qui a accepté de « bugger » positivement est-elle frugale, décroissante, alter, anti… ?
Pour nous la communication doit être frugale en devenant la somme de la dé-communication et de l’alter-communication en repensant à la fois quantité et qualité. Les marques et les entreprises sont-elles prêtes à être frugales ? Cette mue est sans doute contre-intuitive. La vraie question est : est-ce qu’on reste dans le système ou est-ce qu’on s’interroge sur la façon de le faire évoluer ? Si on souhaite le faire évoluer alors chacun choisira la contribution qu’il veut y apporter. Il existe une voie pour une entreprise qui se poserait la question de savoir comment la communication, en tant que telle, peut contribuer à apporter sa pierre à la responsabilité de l’entreprise.
Est-ce que les annonceurs sont prêts pour cette communication-là ?
La vraie façon à mon sens de rendre les choses acceptables dans un premier temps, c’est de faire comprendre que l’écoconception, le fait d’utiliser moins de ressources pour faire la même chose, permet d’infléchir les façons de faire des entreprises sans changer forcément le contenu ni avoir de surcoût. On peut aujourd’hui par exemple développer un site qui va consommer moins d’énergie, avec des Google fonts, des formats de contenus redimensionnables, des serveurs bien configurés (un serveur qui est moitié vide consomme plus d’énergie qu’un petit serveur plein, par exemple), un code propre, ou encore des couleurs adéquates (utiliser le noir à la place du blanc, qui consomme beaucoup d’électricité)… Il y a donc des leviers qui existent à la fois en tech, en UI et en UX. Il faut idéalement combiner tous ces leviers-là.
Comment BUG doit-il donc « bugger » pour réinventer une nouvelle communication frugale plus soutenable ?
Notre pari chez BUG est d’embarquer nos clients en commençant par des solutions d’écoconception, de redéveloppement, de re-design qui permettent d’avoir la même présence digitale en consommant moins. C’est une première étape qui crée des réflexions vertueuses. L’un des leviers de l’écoconception, c’est l’UX : plus le parcours est clair, moins il y a de clics intempestifs qui consomment des ressources. Ce chemin est le frère d’arme d’une démarche de simplification de la communication. Et cela crée de la valeur pour les marques : d’un côté cela diminue l’impact carbone, de l’autre cela peut permettre de les amener sur d’autres terrains de simplification et donc de revenir à la question base : en quoi est-ce finalement utile et efficace ?
Terminons cet entretien par nos deux questions de conclusion traditionnelles. Primo, quelle est votre définition personnelle du bug ?
Ma définition du bug est celle que porte l’agence depuis sa création : « Un bug est un accident de la pensée qui s’extrapole jusqu’à devenir un concept ».
Et dans votre domaine professionnel, quel est le plus grand bug ?
A l’origine, et c’est la raison pour laquelle l’agence a pris ce nom iconoclaste, le bug s’attache depuis des années à décrire les solutions stratégiques et créatives originales que l’on recommande à nos clients. Mais finalement le plus grand bug est la réinvention actuelle de notre métier, qui nous oblige à revenir à l’essence même de la communication.