« Les innovations de rupture sont assez proches du bug. »

Partir du constat de l’existence d’un bug économique est un parti pris, avec lequel je suis plutôt d’accord. On se trouve aujourd’hui face à une difficulté de transition économique. L’époque de la révolution industrielle a vécu cette même transition, à la différence qu’aujourd’hui, elle est plus rapide et plus violente. L’entrepreneur est l’une des réponses à cette transition. Je suis convaincu que c’est par les entrepreneurs que l’on trouve de nouvelles façons de vivre et de consommer, d’être un travailleur, un citoyen…

Grâce à France Digitale, j’ai pu côtoyer différents ministères et gouvernements. La startup nation est devenu un buzz word, qui permet parfois de s’accaparer d’autres problèmes, le risque étant de devenir une notion élitiste. Le numérique, l’entreprenariat et la startup ne sont pas simplement des innovations de rupture au sens technologique, elles devraient être le symbole de l’ascenseur social.

Outre-Atlantique, il est plus aisé d’entreprendre, le succès est valorisé, et l’ascenseur fonctionne bien. En France, il y a un problème de rapport à l’argent, et le concept de startup nation ne signifie pas la même chose pour tous. Pourtant, les entrepreneurs pourraient incarner un modèle social au même titre que les chanteurs de hip-hop ou les joueurs de foot.

Une phrase d’Oscar Wilde que j’adore définit l’innovation comme une réponse à la question que l’on ne se posait pas. L’innovation de rupture crée un avant et un après. L’entrepreneur peut devenir un visionnaire. Dans l’entreprenariat, une dimension créative assez forte est nécessaire. Étant également business angel, je rencontre des entrepreneurs au début de leur projet et me pose la question de l’innovation de rupture. S’il s’agit d’une mauvaise réponse à une bonne question, le projet est en mauvaise passe. La bonne question est : y-a-t-il un problème à résoudre ? Les ingénieurs peuvent avoir une super idée en partant de la solution, mais la solution peut ne résoudre aucun problème et ne pas rencontrer son public.

Je pense que c’est l’adoption par le public. Il y a aussi des génies ignorés, en musique, en cinéma, et c’est sûrement injuste. Mais, comme diraient les philosophes, c’est une forme de justice immanente. Lorsque l’on résout un problème, un « pain point », comme on dit dans le Franglais des entrepreneurs, cela signifie qu’il y avait un souci ou quelque chose à débloquer. On en revient à la question : y avait-il un besoin ? On cite toujours les mêmes exemples d’innovation, celles qui ont répondu à un besoin qui au préalable a été inventé. Une invention technologique, une nouvelle rupture dans la continuité aurait alors permis de générer un nouvel usage. En réalité, le besoin était toujours présent, il n’a pas été créé sur-mesure.

Les entrepreneurs et les investisseurs recherchent de manière obsessionnelle les innovations de rupture. Il y a deux manières de répondre : la première est de dire qu’il y a des innovations de rupture qui sont effectivement des bugs. Mais beaucoup de bugs ne donnent rien du tout. Il n’y a pas de bijection, c’est-à-dire de correspondance exacte. Néanmoins, les innovations de rupture sont assez proches de ce que peut être un bug. On se rend compte que les bons entrepreneurs sont des gens qui ont su faire se rencontrer les bonnes personnes, les bons talents, les bons savoir-faire en connectant les points, les différentes solutions technologiques qui existaient déjà.

Les entrepreneurs se posent la question de l’idéation, c’est-à-dire comment est-ce qu’on trouve l’idée. Des techniques existent, comme le Design Thinking, idée défendue à The Camp. Ces techniques permettent de réfléchir hors du cadre et parfois en rupture. On se rend compte que souvent lorsque l’on cherche une idée, on ne la trouve pas. Les Américains défendent l’idée de la sérendipité : c’est en avançant qu’on trouve des solutions. Walt Disney disait que la meilleure façon de commencer à faire, c’est d’arrêter de parler et de faire. Donc il faut se lancer. Si on cherche pendant très longtemps une idée, on peut finir par ne jamais la trouver.

Se jeter à l’eau est angoissant ! Une étude menée par des psychiatres révèle que les entrepreneurs montrent plus de troubles neuro-dépressifs et développent plus de tendances à la bipolarité. Mais cela ressemble à ce qu’on pourrait décrire d’un Vincent Van Gogh ou d’un Jimmy Hendrix. La vérité c’est qu’à un moment il faut se jeter à l’eau, malgré ce que l’on peut entendre à droite, à gauche.

Savoir écouter est essentiel. Cette humilité permet de prendre des conseils, d’avoir le sens des responsabilités, d’avoir une morale, une éthique. C’est important face à des banquiers ou des fonds d’investissements. Dans la Silicon Valley beaucoup d’entrepreneurs assument ouvertement qu’ils veulent changer le monde. Cette énorme ambition crée une attitude qui pour moi n’est absolument pas humble. Sans tomber dans le sketch du bon et du mauvais chasseur, un bon entrepreneur doit savoir être humble et écouter tout en étant très ambitieux. De cette dualité, il en ressort une forme de bipolarité qui en font des personnalités attachantes.

C’est une bonne question. On devrait toujours se poser cette question : qu’est ce qui va nous, nous disrupter ? Des industries, comme les médias ou la vente à distance par exemple, n’ont pas vu les bugs arriver. C’est très compliqué pour les chefs d’entreprise et leurs actionnaires de se remettre en cause et d’imaginer le futur alors que la société est profitable.

Les GAFA ont actuellement des niveaux de trésorerie records. Facebook a d’ailleurs racheté Instagram et WhatsApp pour 19 milliards. Selon l’ONU cette somme permettrait de résoudre la faim et de la soif dans le monde. Mais la cruelle réalité économique est que l’action de Facebook a augmenté de bien plus que 19 milliards grâce à ce rachat. Et cela leur a permis de racheter les disrupteurs…

Une fois que l’innovation devient un vrai succès, il est probable qu’elle commence à échapper à son créateur ou à créer des bugs. Facebook avec le film « The Social Network » constitue un exemple d’un monstre qui s’est émancipé. Le succès peut parfois être tellement énorme que la créature devient difficile à contrôler, surtout à l’ère du numérique. L’exemple des Fake News illustre bien le phénomène des effets de réseau et du marketing viral.

Il existe dans le numérique des géants aux pieds d’argile, comme AOL, qui a été une des plus grosses entreprises du numérique mais n’a pas su amorcer le tournant du haut débit. Une innovation de rupture peut être écrasée par une autre innovation de rupture, sans que nous le choisissions.

C’est d’ailleurs un des problèmes principaux des pouvoirs politiques et des grands groupes : ils sont incapables d’aller au rythme du marché. Cela laisse sa chance aux entrepreneurs et aux startups, qui peuvent repartir de zéro et redevenir en moins d’une génération des capitalisations supérieures aux plus grandes boîtes, établies elles depuis plus de 150 ans.

Au sein des grandes entreprises du numérique, et à la différence de l’industrie, les entreprises ont assez peu d’actifs tangibles, ce qui les rend instables. Le fait de vivre dans un monde où tout va plus vite complique la situation. Les entreprises peuvent arrivent à s’adapter et à inventer de nouveaux préceptes, mais on entre dans un univers qui n’est pas encore écrit. Aujourd’hui, les concepts de « coopétition » et de « frenemy » ont tout changé. Dans le digital, les GAFAM sont tous des ennemis qui coopèrent. On entre dans un monde que même le droit de la concurrence ne sait plus lire.

L’étude de cas précis nous permet de constater que nous vivons dans un monde où les choses se sont accélérées. Il existe aujourd’hui une menace permanente d’un futur bug dans le système. Cette capacité d‘adaptation est un état d’esprit. L’arrivée des millennials sur le marché du travail change la donne. Ces jeunes n’ont pas les mêmes envies ni le même rapport à l’entreprise que nos parents. Ils préfèrent devenir entrepreneurs eux-mêmes plutôt que d’être grassement payés dans une entreprise qui ne correspond pas à leurs valeurs. Comment remet-on l’innovation de rupture à l’intérieur de la société ? il est important que l’on soit capable de laisser libre cours à la créativité, à l’entreprenariat, même au sein d’un grand groupe. La création de petites entités, les « pizza projects », permet de garder cet état d’esprit, et d’aller très vite. Les grands groupes ont tout intérêt à fonctionner de la sorte, pour éviter que des startups viennent réinventer le covoiturage, le streaming…

Pour moi un bug, c’est une bande dessinée d’Enki Bilal.

Sur PriceMinister, on a eu affaire à des attaques de serveurs d’Asie du sud-est. Il a fallu avoir recours aux services de renseignements français qui ont dû appeler Pékin. Le bug peut donc aussi être dans certains cas une menace dans une guerre économique.