« Il y a un bug lorsque les lois de la physique que l’on connaît actuellement ne s’appliquent plus. »
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Enseignant-chercheur à l’Université Savoie Mont Blanc et docteur en astrophysique, Richard Taillet a réussi l’exploit de captiver sur You Tube avec son décryptage scientifique du blockbuster hollywoodien « Interstellar ». Vulgarisateur doué d’une science trop souvent perçue comme inaccessible, Richard Taillet était le candidat parfait pour répondre à une question qui travaille Bug Me Tender : l’astrophysique ne serait-elle pas un bug permanent ?
Richard, on ne va pas tourner autour du pot et attaquer par une question cruciale pour notre civilisation : le Big Bang est-il le bug originel ?
Laissons pour le moment le terme « originel » de la question de côté, et partons du bug. Si par bug on entend quelque chose qui devrait se passer d’une certaine manière et qui se met à fonctionner autrement, je n’en suis pas complètement sûr.
Le Big Bang fait à la fois référence à un instant et une histoire, celle de l’évolution de l’univers – beaucoup plus dense et plus chaud à l’origine. Là où il y a un bug c’est lorsque l’univers est justement tellement dense et chaud que les lois de la physique que l’on connaît actuellement ne s’appliquent plus. Elles deviennent insuffisantes. Le Big Bang fait donc aussi référence à cet instant, instant que les scientifiques sont incapables d’expliquer. La cosmologie, grâce aux lois de la physique, décrit comment on passe d’un état au précèdent mais elle ne parle pas de l’instant originel.
Quels sont les enjeux de notre civilisation en lien avec l’astrophysique et la cosmologie ?
Pourquoi sommes-nous sur Terre ? Vers quoi souhaitons-nous orienter nos vies ? On peut chacun avoir nos réponses à ces questions existentielles. Moi ce qui me remue, c’est de comprendre. Je trouve énorme que l’humanité en soit à un stade qui permette à des individus de se pencher sur ces questions, et de contribuer à augmenter la connaissance.
Lorsque l’on fait avancer la connaissance, on s’aperçoit que les connaissances acquises pour des raisons intellectuelles ont des applications pratiques. Prenez la mécanique quantique par exemple. Grâce à elle, on a développé le laser. On fait de la relativité générale et bim, arrive le GPS. Mais la motivation profonde c’est de comprendre…
Mieux comprendre la cosmologie, c’est mieux comprendre notre planète et notre environnement ?
C’est en réalité assez décorrélé car l’échelle de la cosmologie est très vaste et déconnectée de l’échelle des problèmes que l’on a aujourd’hui sur notre planète. L’histoire de la création de notre planète ne fait pas intervenir la façon dont l’univers dans son ensemble évolue. La Terre s’est formée avec des débris gravitant autour du Soleil il y a quelques milliards d’années, par l’intermédiaire de lois de physique classique. La cosmologie est, elle, complètement indépendante de la création de la Terre, de la formation de la vie et de ce qu’il se passe aujourd’hui dans l’atmosphère.
Le grand public peut justement avoir du mal à saisir l’intérêt de ce que la connaissance de votre domaine permet. La non démocratisation de l’astrophysique est-elle un bug ?
Vous vous trompez. De façon paradoxale l’astrophysique et la cosmologie sont des domaines vers lesquels les gens se tournent volontiers. Ils sont fascinés, vraiment. Par contre, s’ils se mettent un peu à rentrer dans le détail, ils risquent d’être finalement déçus. Ce que vous allez apprendre n’est pas super intéressant. Si je vous dis que la galaxie la plus proche n’est pas à des millions d’années lumières mais des milliards, vous vous en fichez un peu. On parle d’échelles de temps et d’espace tellement vastes que la cosmologie est déconnectée des problèmes actuels de notre planète.
Par contre, savoir que l’univers a une histoire, qu’au début il n’était que gaz avant de se mettre à faire des étoiles puis des planètes, c’est déjà plus intéressant. Sur la place de l’Homme dans l’univers, qui à mon sens est pour le grand public le thème le plus captivant, la cosmologie n’apporte pas de réponses. Ce n’est pas son rôle. Il faut comprendre que pour pouvoir cultiver une passion pour l’astrophysique, l’astronomie et la cosmologie, il faut d’abord avoir une passion pour la physique et les mathématiques.
Il y aurait donc un bug entre l’idée que le grand public a de l’astrophysique et ce qu’elle enseigne ?
Il y a un bug car les gens ne réalisent pas ce qu’est la science. Elle a pour but de trouver les lois qui régissent l’évolution de la nature. C’est fabuleux ! Grâce à une équation, on peut savoir combien de temps met une pomme pour toucher terre. Le monde dans lequel on vit est régit par des lois mathématiques et des formules. C’est incroyable. Mais parce qu’elle repose sur des maths, qui sont rébarbatifs, cette fascination n’est pas très présente dans le grand public. C’est bien dommage.
Qu’est-ce qui bugge dans la démocratisation et la transmission de cette fascination ?
Le refus de la complexité et du difficile en est un. Il faudrait pouvoir tout expliquer en deux minutes, comme un pitch d’ascenseur, sans prendre le temps de ne pas d’abord comprendre. La science est un puzzle à la mesure de l’Homme. Ne pas comprendre peut être décourageant, mais se sentir évoluer vers la compréhension est extraordinaire. C’est jouissif.
Prenons l’exemple de la relativité. Le fait que le temps dépende de l’observateur est une notion compliquée qui peut bloquer la compréhension chez certaines personnes. Pourtant les mathématiques qui se cachent derrière cette théorie sont du niveau collège. J’aimerais donner aux gens le goût du difficile pour les emmener beaucoup, beaucoup plus loin. L’ésotérisme est le contraire des sciences, auxquelles il est pourtant souvent appliqué, car il emploie un langage compliqué pour cacher et dissimuler un savoir fermé n’appartenant qu’à quelques personnes. La science est ouverte, les chercheurs sont heureux quand leurs résultats sont publiés. Ce qui est ésotérique c’est leur langage très technique.
Peut-on dire qu’en astrophysique, une controverse est forcément un bug ?
Le bug, c’est la vie de la science. Si la science vit, c’est parce que des gens sont en désaccord et sont obligés de défendre leur point de vue et l’argumenter. Certaines controverses peuvent être résolues des années après être apparues. Mais ce qui est certain, c’est qu’elles sont vitales.
Aristarque, Copernic, Newton, Galilée… tous sont donc des gros buggers !
Tous ont mis un grain de sable dans le système. La notion de bug couvre aussi pour moi des vrais bugs que sont les incohérences. Des théories sont développées en y appliquant la logique, pour faire des prédictions expérimentales, et mener à des conclusions qui ne sont pas compatibles, voire contradictoires. On appelle cela les paradoxes. Ils font énormément évoluer les sciences car ils indiquent que la théorie de départ n’est pas valide.
En science, un paradoxe serait donc un bug salvateur ?
Tout a fait. Car une fois résolu, on a vraiment compris quelque chose.
Pour en revenir au Big Bang originel, est-ce un bug de vouloir utiliser la science comme outil de contradiction aux croyances religieuses dogmatiques ?
C’est un mélange complet des genres. Existe-t-il une preuve scientifique de Dieu ou peut-on contredire l’existence de Dieu d’un point de vue scientifique ? Je vous répondrais : peut-on le faire en utilisant la science musicale ? Vous me diriez que cela n’a rien à voir et vous auriez raison. La science n’a pas pour objet de parler de Dieu. Les méthodes, les buts, les objets sont différents. Le Big Bang est un sujet pour lequel le mélange des genres est tentant car il parle du début de l’univers, donc de la création. Mais la cosmologie permet simplement d’expliquer comment d’un état on passe à un autre.
Mais est-ce que la science peut quand même être outil de contradiction ?
Oui, la science a ce rôle à jouer. Un exemple : en lisant certains textes religieux, on pouvait penser il y a quelques centaines d’années que la Terre avait 4000 ans. La science a pu dire qu’elle avait en réalité 4,5 milliards d’années. C’est un fait irréfutable face à une croyance religieuse.
Richard, quand on leur parle d’astrophysique beaucoup de gens pensent immédiatement au trou noir. Trou et noir sont deux mots intrinsèquement très anxiogènes. Est-ce un bug sémantique à la vulgarisation de l’astrophysique ?
Pour les gens, cet objet qu’on n’arrive ni à comprendre ni à expliquer est typiquement mystérieux. Ils voient le trou noir comme nos limites à nous astrophysiciens, parce qu’il nous résiste. Pourtant ses propriétés de relativité générale sont très bien comprises, ce n’est pas un mystère du tout. On arrive depuis longtemps maintenant à détecter ces trous noirs, de manière indirecte. On sait qu’il y en a au centre de notre galaxie. La fameuse photo publiée récemment et mondialement relayée sur Twitter, est venue lever le voile. Je le vois lors de mes conférences, c’est vraiment un sujet qui intéresse les gens.
Ce que je trouve dommageable, c’est que la presse présente souvent les choses à partir de ce qu’on ne comprend pas. Ce qui me fait rêver dans l’astrophysique, c’est tout ce qu’on comprend déjà. On comprend comment le Soleil, les étoiles, les planètes se forment. Il y a un aspect rêveur qui est sacrifié au prix d’un certain sensationnalisme de la tenue en échec des scientifiques par un soi-disant mystère.
Avec des films comme « 2001, l’Odyssée de l’espace », « Gravity » et « Interstellar », le cinéma et Hollywood ont-ils participé à la fascination du grand public pour l’espace et l’univers ?
Certainement. « Interstellar » est l’une des rares œuvres où la physique est au cœur du film et permet de se poser des questions. Christopher Nolan fait preuve d’une superbe pédagogie, on sent qu’il s’est lui-même posé des questions. C’est un beau voyage vers la compréhension de ce qu’est le décalage temporel de la relativité.
Quel est d’ailleurs votre top 3 des films sur l’espace et la Terre les plus crédibles et intéressants ?
« Interstellar » en 1, « 2001, l’Odyssée de l’Espace » en 2 pour son souci du réalisme, parce que Kubrick n’a pas triché avec les lois de la physique ; et « La planète des singes » en 3 pour deux raisons : le film commence par le décalage temporel et de la relativité, et il constitue un beau clin d’œil au processus scientifique et l’histoire des sciences. Tout le procès de l’humain devant les singes, c’est typiquement Galilée.
Richard, on termine toujours nos interviews par deux questions génériques plutôt personnelles. Tout d’abord, quelle est votre propre définition personnelle d’un bug ?
Un bug c’est ce contre quoi je me bats quotidiennement dans mon travail de recherche car l’astrophysique, c’est beaucoup de programmation et de développement de codes. Un bug est quelque chose qui ne marche pas comme attendu, et pour une raison profonde. La mécanique quantique, la théorie de la relativité sont tous des mécanismes qui marchent merveilleusement bien, mais qui ne sont pas compatibles. Il reste donc ce bug à résoudre.
Et dans votre domaine quel est le plus grand bug ?
Celui de la matière noire, sur lequel je travaille au quotidien. La question que l’on se pose est la suivante : quand on observe l’univers, on détecte la présence de beaucoup de masse et ce dans un rapport important : il y a dix fois plus de matière invisible que de matière visible. C’est ce qu’on appelle la matière noire. On apprend que l’univers est en fait très lourd. Lorsqu’avec des télescopes on essaye de regarder cette masse, on ne voit rien. On cherche à comprendre depuis les années 1930. Les preuves expérimentales sont de plus en plus nombreuses mais on ne voit rien. Cela ouvre des pistes vers l’astrophysique des particules car il se pourrait que ce soit des particules microscopiques. Mais cela reste aujourd’hui un bug.